« Géofiction » : la réalité sublimée

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Ce terme est un calque de l’anglais, puisque le marché français de l’imaginaire a quarante ans de retard sur le monde anglo-saxon. Il désigne les lieux fictifs, tous styles confondus – cela naît avec des villages inventés par les auteurs classiques et va jusqu’en Terre du Milieu ! La question se pose toutefois : à quel point sont-ils inspirés du réel ?

Car, ne nous leurrons pas, nous ne concevons rien ex nihilo. Tout univers fantaisiste imite ce que nous connaissons, c’est d’ailleurs indispensable pour que le lecteur (n’étant pas dans la tête de l’écrivain) puisse s’y retrouver. Les mondes qui font trop loin dans l’irréel ont même tendance à perdre leur public, à moins d’avoir énormément élaboré leurs descriptions et leur cohérence – mais ces paragraphes risquent d’alourdir le texte.

Le niveau de description, s’il répond à un choix personnel de chaque créateur, est aussi influencé par le style et l’auditoire visé. Dans un lieu fictif de littérature blanche, une romance ou un polar, nous sommes en général dans un contexte contemporain, que tout un chacun connaît. Inutile alors de rentrer dans les détails, il suffit de dépeindre les endroits familiers du protagoniste : sa maison, son travail, les indispensables (par exemple, un supermarché ou un cadre de détente : parc, bistrot, loisir…) Insister sur un style architectural ou des éléments culturels, même si cela caractérise le lieu, est facultatif.

Dans la littérature de l’imaginaire, en revanche, il est bien de se démarquer du lot. Puisque tout le monde maîtrise à peu près les clichés du Moyen-Âge, les auteurs – américains surtout, car ces ils n’aiment guère s’appesantir sur les descriptions – s’en sont longtemps contentés, tant et si bien que chacun de leurs villages « au milieu des champs et dominé par un grand château » devient fade. Intégrer quelques mots de langue locale, un blason ou des tenues traditionnelles permet de marquer davantage l’esprit du lecteur.

Il faut aussi faire attention aux stéréotypes. Certains sont utiles, pour décharger l’auditoire d’un trop gros effort. Ils ont notamment un intérêt en littérature contemporaine, où (à l’inverse du contexte médiéval) on peut dépeindre une ville moyenne et sans attrait, interchangeable, puisque les intrigues sont rarement liées à l’environnement – Twin Peaks peut se situer presque n’importe où en Amérique du Nord ! Dans l’imaginaire, il faut savoir se limiter aux fondamentaux et venir enrichir le reste du décor, car le lecteur est en attente de paysages qui vont le sortir de son quotidien.

Je ne peux parler que du livre, mais c’est encore plus marquant dans l’audiovisuel. De la même façon qu’une description romancée, les scénographies ne montreront que quelques lieux importants et des plans larges de choses existantes couvriront l’ambiance générale. Néanmoins, cela nécessite de penser à tout élément qui peut être pertinent et éviter le superflu, source potentielle d’incohérence (par exemple : une porte en arrière-plan qui ne peut mener nulle part selon les données fournies par ailleurs). Cela oblige toutefois à considérer des informations, comme l’architecture, sur lesquelles un auteur peut se taire à dessein.

La chose se complexifie quand d’autres personnes que son créateur s’emparent d’un lieu. La Terre du Milieu filmée par Peter Jackson (tributaire des paysages naturels de Nouvelle-Zélande) est sans aucun doute distincte de ce que visualisait Tolkien, ayant inspiré son récit de la Scandinavie. En s’y plongeant avec assiduité, on peut trouver des détails qui coincent, volontairement (par des choix scénaristiques) ou pas. Puis Amazon arrive derrière, avec ses gros sabots, et offre un troisième point de vue. Sans parler de la représentation propre à chacun ou des éléments de fanfiction. Pareille chose s’applique à des univers comme ceux de D&D (combien de pays, censés appartenir au même monde, ont été imaginés ?) ou même à Gotham City, passée entre les mains de plusieurs auteurs et scénaristes de DC Comics.

La création découle avant tout de la connaissance. Plus un écrivain en saura sur la civilisation dont il s’inspire, plus il pourra la réinventer et éviter les poncifs. S’il maîtrise le sujet mieux que 95 % de son lectorat, il pourra se laisser aller à des inexactitudes et des raccourcis sans choquer personne – attention toutefois à en être conscient et à pouvoir les justifier, au vu du développement (différent du nôtre) de son monde fictif. Le diable est dans les détails, un lecteur lui aussi expert pourrait bien démonter la belle construction de l’auteur et ternir la réputation de son œuvre. En ce qui me concerne, j’ai toujours été des plus transparents sur mes sources d’inspiration, beaucoup d’articles sur ce blog vous le prouvent. Mais cela répond à une démarche personnelle, un choix que j’ai souvent revendiqué : transmettre de l’information. En citant mes modèles, j’incite le public à aller se renseigner sur le sujet, pourquoi pas à visiter véritablement les lieux et les décors. Parce que, même si la fiction reste plus enchanteresse, la réalité a aussi ses avantages.