Analyse – Les personnages (CNM)

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Les Chroniques du Nouveau-Monde, plus encore que les deux trilogies précédentes destinées à amuser la jeunesse (même si l’idée arrive déjà dans les Sang-Mêlé), s’offre un engagement profond pour des sujets contemporains – notamment la cause féministe.

Nous suivons les aventures d’une jeune fille qui doit devenir femme et, hormis un chapitre du tome 2, l’histoire reste centrée sur ce personnage. Autour gravitent sa fratrie où, si chacun à des pouvoirs, seules les filles s’en servent vraiment. Et Salamandre reçoit l’aide de plusieurs femmes occupant des postes-clés (la grande prêtresse Naira et l’Impératrice Alexandra par exemple) et de nombreux déesses (Artémis, Belisama, Amaterasu, Sekhmet, Mama Quilla, Modron et encore d’autres) contre des antagonistes préférentiellement masculins : Loki, Seth, l’Inca, l’esprit des Liens, le Maître du Cauchemar…
Avec cette héroïne, nous rencontrons donc des femmes de pouvoir, plus ou moins vertueuses mais toujours alliées, contre des ennemis mâles dont certains sont faibles et pathétiques.

Les frères de Salamandre, s’ils sont appréciés pour leurs muscles, n’ont guère l’occasion de briller autrement (à dessein). A cela s’ajoute l’évolution de l’héroïne, qui doit quitter le rôle imposé par la société et qu’elle aurait repris de sa mère (la maîtresse de maison passive et casanière, bien que dirigeant son couple) pour devenir une meneuse autoritaire. On qualifie souvent ces deux attitudes de « lunaire » (donc féminine) et « solaire » (masculine). Dans le dernier opus, Salamandre doit prendre garde à devenir plus « solaire » sans tomber dans la violence masculine, en conservant sa féminité et sa sensibilité. On peut diriger tout en restant femme, mais Salamandre doit trouver seule quel équilibre interne respecter pour y parvenir.

Sa quête initiatique en trois volumes raconte les étapes de sa vie : l’enfant naïve se laissant guider par le destin, la transition où elle appréhende peu à peu son pouvoir de décision puis la future adulte à la grande force intérieure, en passe d’achever son évolution. Lorsqu’arrive le moment de découvrir l’amour, Salamandre subit-elle passivement ? Non : elle repousse son galant, affirmant ne pas être prête. Elle sera seule maîtresse du développement de leur relation ; voilà comment se comporte une femme moderne ! A la fin du troisième tome, Salamandre peut entrer dans l’âge adulte et ce que cela implique : le travail, l’amour, la sexualité et la maternité.

Les autres Sang-Mêlé

Quid de son entourage ? Manon est une insoumise dans l’âme refusant par principe toute forme d’autorité et toute loi autre que la sienne. Mais c’est surtout une « écorchée vive », quand nous la rencontrons : abandonnée par sa famille, elle refuse de s’attacher et réagit avec agressivité en repoussant toute forme de pitié. Autre cause de son attitude, dévoilée sur le tard : sa différence d’orientation sexuelle, rarement acceptée et qu’elle cachera longtemps. Pourtant, on ne peut pas vivre toujours sur la défensive et même Manon doit parfois relâcher la pression auprès de gens en qui elle a confiance, à la Guilde du Serpent Ailé puis auprès de Salamandre. Une confiance difficile à mériter, le reste de la fratrie en fera les frais. Le retour à une vie normale lui fit du bien et lui permit de s’épanouir, sans perdre pour autant toutes ses anciennes habitudes.

Sigrid est la fille la plus « ordinaire » et la plus équilibrée de la famille : elle mène sa vie simplement et à sa manière. Sans être en rejet de la société, elle ne renonce pas pour autant à son identité et à sa liberté. Elle ne rentre dans aucun moule, mais ne tombe pas dans la provocation. Et cette simplicité est le secret de son bonheur. Son unique souci réside dans sa difficulté tenace à se lier avec des inconnus.

Célia est l’allégorie de ce que furent les femmes durant des siècles, sous la domination des hommes : un personnage effacé et timide, tellement brisée dans sa fierté qu’elle ne pourra jamais avoir l’indépendance de ses sœurs. Tout le reste de la fratrie se regroupe autour d’elle, pour l’aider à avancer en dépit de cela. Le plus ironique est sans doute que Célia ne doit pas son état à un homme mais à une femme : Athéna. Cette femme, qui méprise les hommes, n’a pas réussi à trouver l’équilibre comme Salamandre et a reproduit les comportements masculins comme seul moyen de défendre son indépendance. En soi, elle est « féministe » (elle impose son pouvoir et son identité aux autres, hommes comme femmes) mais elle empêche d’autres femmes de s’affirmer.

Lysandra est ce que nous appellerions une emotional hardcore, du moins autant que possible dans son milieu soumis à la « bienséance ». Étouffant dans les règles de l’aristocratie, elle la fuit pour contempler le monde dans les rues cosmopolites de Paris. Sa sensibilité exacerbée lui permet d’être à l’écoute des autres et de toujours vouloir venir en aide à ceux en ayant besoin. Cela la pousse à expérimenter de multiples choses. Pour autant, elle a ses propres problèmes dans l’expression de sa personnalité, ayant été brimée par une mère tyrannique et rigide qui ne l’a jamais aimée. C’est pour cela qu’elle change souvent de style, ne parvenant pas à trouver ce qui lui correspond, dans un monde qui n’est pas fait pour elle.

En parallèle, les garçons suivent toujours le même modèle : laissés pour compte à un moment ou à un autre par leurs parents, ils l’ont plus ou moins bien supporté, se sont construits malgré tout. Cette uniformité est voulue : s’ils jouent un rôle important dans l’histoire, ils sont surtout des faire-valoir pour leurs sœurs. Isaac est celui s’en est le mieux accommodé, les Fils de Sekhmet lui permettant de servir une noble cause. Plié à une discipline militaire, il est le meilleur combattant des quatre frères. Et ses pouvoirs, impressionnants en théorie, lui servent moins que son épée.

Tatsuya le vagabond est désinvolte, plein de verve et d’humour, ne recule jamais devant rien. Mouiller dans la contrebande, par exemple, ne le fait pas hésiter. Comme Manon, il désire avant tout vivre libre, peu importe les conséquences. Willka n’a pas le physique musclé de ses aînés et préfère la magie au combat, sans jamais avoir été formé à l’une ou à l’autre. Confié à un temple par un père absent, son rôle de prêtre était purement symbolique ; ses tentatives pour s’encanailler en sortant de nuit le sont tout autant. Il reste un bon compagnon, drôle et enthousiaste, mais sans réel intérêt sur le plan de la personnalité.

Léo est un ancien voyou reconverti à une vie plus honnête. Bien que n’ayant pas été un grand criminel, il est taraudé par un désir de rédemption. Sa vie solitaire s’est achevée quand il a rencontré Salamandre : pour se racheter à ses propres yeux, il s’est dévoué entièrement à son secours et a fini par la prendre en affection. De là, il devint le grand frère protecteur pour tous, une valeur sûre et le cœur véritable de la fratrie. Il cherche aussi à prouver sa valeur, lui que sa mère abandonna délibérément car il était un fardeau.

Quelques alliées

Parmi les autres femmes notables : l’Impératrice Alexandra, femme de pouvoir ayant su trouver son équilibre. Si elles se sont rencontrées une seule fois et brièvement, Salamandre a été positivement marquée par sa personnalité et prendra inconsciemment Alexandra en modèle pour se construire.

La fidèle Aquilée Orbac, entièrement dévouée à l’Empire, n’en reste pas moins assez revêche car elle a dû batailler bec et ongles pour en arriver là, en ne se fiant à personne. Si Manon n’avait pas appris à faire confiance, entourée par l’amour de sa famille, elle en serait arrivée peu ou prou à ce résultat : le cœur endurci en apparence pour masquer ses failles.

De par sa nature, la barong Bagaskoro est un mélange ambigu de comportement mâle et femelle. Elle est autoritaire et capricieuse, mais difficile de rattacher cela à une posture conquérante ou simplement la volonté d’être une maîtresse en sa demeure. Cela s’explique aussi par sa longévité : comme bien des êtres magiques, elle trompe l’ennui en s’abandonnant sans mesure à ses instincts, ses envies passagères.